L'arbre de musique d'Emir Kusturica

Publié le par peggy.saule.over-blog.com

L’arbre de musique d’Emir Kusturica

 

Elaboration picturale audacieuse et périlleuse dans Chat noir, Chat blanc d’Emir Kusturica : des musiciens sont suspendus aux branches et au tronc d’un chêne majestueux. C’est la vision onirique de l’auteur qui se réalise au travers de la composition plastique surréaliste de l’imagette n°1. Une imagette est la transformation d’un photogramme du film en l’image représentative et symbolique d’une séquence. Ici, la séquence de l’arbre musical est composée de nombreux photogrammes dont la succession reconstitue la séquence et donne l’illusion d’un mouvement continu. Le choix de cette imagette me semble récapituler la séquence de l’arbre musical. Pas besoin de passer par la découpe de chacun des plans ; la seule vue de l’imagette suffit à résumer en elle-même l’intention artistique de l’auteur. Ainsi, l’étude de l’imagette de l’arbre de musique de Kusturica mettra en perspective l’union symbolique, chez le cinéaste, de l’arbre et de la musique, de la matière végétale et de la création artistique, de la nature et de l’humain. Pourquoi Kusturica déplace t-il ses musiciens dans des lieux improbables ? Pourquoi les ficelle t-il à un arbre et quel est l’enjeu esthétique de cet arbre de musique ? La contextualisation de l’imagette citée permettra d’inaugurer l’arbre en tant que nouvel espace scénique et de tendre vers une union du végétal avec l’artistique.

Le déplacement

 

Chat noir, Chat blanc est une intrusion cinématographique dans la communauté gitane. Plutôt qu’une seule histoire, le film nous conte les relations entre plusieurs personnages : des petits et grands trafiquants, des mariages forcés pour éponger des dettes ou gagner de l’argent, des défunts qui ressuscitent, des adolescents qui croient désespérément au grand amour et, au milieu de cette énergie chaotique, la présence récurrente de musiciens qui apparaissent comme les témoins des tumultes humains. Ce sont les histoires individuelles qui forment une histoire communautaire. Nous suivons des bouts de vie comme autant de regards croisés autour du pôle attractif et commercial du Danube. Dès les premières minutes du film, Kusturica orchestre le déplacement de ses musiciens : deux musiciens sont en train de jouer sur le pont avant d’un bateau de commerce qui traverse le Danube ; un violoniste sur une barque ; un orchestre de cuivre autour de la piscine de Grga Pitic, un richissime fabricant de Whisky. Ces lieux ne sont pas la place habituelle des musiciens que l’on retrouve plus facilement dans des manifestations festives et événementielles (spectacles, mariages, fêtes communautaires, inaugurations,…). Un orchestre, en tant qu’ensemble musical, a coutume de jouer sur une scène, c’est-à-dire le lieu où se déroule l’action dramatique au théâtre, le lieu de la représentation artistique en général. Ce lieu dramatique peut-être « une place publique, un tréteau, une vraie scène aménagée selon divers plans, en plein air ou dans une salle, et occasionnellement ou de façon permanente. La place publique peut-être également aménagée ou non en vue du spectacle, soit que certaines dispositions architecturales ou naturelles facilitent la mise en scène par rapport à l’emplacement des spectateurs, soit qu’elle reçoive des constructions originales »[1]. Non content de sortir les musiciens de l’espace scénique délimité depuis les amphithéâtres grecs, Kusturica établit une correspondance entre la musique et l’eau (bateau de transport de marchandises, barque, piscine). Au-delà de la métaphore de la musique qui, identique à des vagues, flotterait et ondulerait dans les airs, ne s’agit-il pas de montrer, ici, que d’une scène originellement fixe on passe à une scène mobile ? Plus de scène fixe avec des marques au sol pour signaler aux artistes leurs placements, ni d’espace structuré avec un avant-scène, une rampe, un rideau, un fond de scène, un coté cour et un coté jardin, mais des lieux qui bougent et qui ouvrent une spatialité grandissante. Kusturica choisit de s’éloigner de la rigidité d’un cadre spatial figé pour laisser place à plus de mouvement et plus de fantaisie dans ses choix artistiques. « Le lieu dramatique est choisi par le metteur en scène. […] Il correspond nécessairement à une certaine conception personnelle, déterminée et déterminante, du spectacle théâtral, des dispositions spirituelles et matérielles qui doivent être mises en œuvre pour atteindre au but recherché. […] Là, liberté totale. »[2] Ce décentrement correspond à une véritable volonté esthétique de traduire la liberté qui anime le créateur, mais aussi de bouleverser les codes de la représentation musicale. Quel est l’intérêt de faire figurer à l’écran Dejan Sparavalo[3] qui a la particularité d’utiliser son archet à l’envers ? Y a-t-il une seule manière légitime et officielle de jouer d’un instrument ? Qui peut empêcher un violoniste d’utiliser son archet dans le sens qui lui plaît tant que les sonorités qui en sortent sont justes et harmonieuses ? Les instruments ne sont pas des objets quasi sacrés, que des musiciens viennent manipuler pour créer quelques envolées lyriques puis que l’on range dans un écrin pour ne pas les abîmer. Dans le film, la scène de spectacle qu’utilise Sujka - propriétaire d’un restaurant -  pour organiser des représentations de cabaret est étonnement vide de musiciens. Les instruments sont là, posés sur le plancher, seuls, inutiles, comme inanimés. Alors que cette scène de spectacle semble être à première vue LE lieu de la représentation musicale, on s’aperçoit que les instruments y perdent leur sens. La musique est là pour susciter l’émotion et nous surprendre, elle n’est jamais là où on l’attend. Les instruments doivent être malmenés, c'est-à-dire qu’ils doivent suivre le mouvement, ils doivent suivre les hommes dans leurs péripéties : ils ne remplissent leur véritable rôle que lorsqu’ils participent à la vie de tous les jours, lorsqu’ils sont trimbalés sur le dos, dans une barque, à l’hôpital ou dans un arbre, quand ils sont présents lors des événements quotidiens. Les instruments deviennent presque autonomes, ils n’ont pas de plus belle respiration que lorsqu’ils permettent à Zarije, le grand père alcoolique de Zaré, de sortir de l’hôpital et de reprendre goût à la vie. Levant les bras au ciel, il semble vouloir s’envoler pour rejoindre, peut-être, les musiciens dans les airs.

En désagrégeant petit à petit les codes de la représentation musicale, Kusturica ouvre le champ à plus d’imagination et plus de liberté dans la composition plastique au cinéma. La  multiplication des lieux extravagants où se retrouvent les musiciens ouvre la voie de tous les possibles et sert de propédeutique à l’élaboration d’un arbre de musique.

 

L’arbre de musique

 

Dans la communauté gitane décrite par le cinéaste, en été, tout le monde se retrouve sur les rives du Danube pour se baigner, pour boire un verre sur le fleuve dans un bar flottant, pour manger une glace, pour faire un tour de manège, pour danser… Parents, enfants et grands-parents sont de la partie. C’est au cours de cette séquence - qui se situe à peu près au milieu du film - que la séduction réciproque s’opère entre Zaré et Ida. La séquence est joyeuse et festive à l’image de l’amour naissant entre les deux adolescents. Les musiciens d’un orchestre de cuivre participent à cette effervescence estivale. On les découvre dans une bien étrange posture : ils sont encordés à un chêne, symbole mythologique de force, de sagesse, de puissance et d’élévation. Le tronc est large, l’écorce épaisse. Le feuillage est dense mais laisse passer la lumière de telle sorte qu’il y ait des jeux de lumière, des ombres flottantes.

 

 

 

Le lieu de la représentation musicale de l’orchestre devient le lieu d’une théâtralisation tant la mise en scène des musiciens y est recherchée. L’arbre de gauche est particulièrement travaillé alors que celui de droite permet de renforcer l’effet de suspension improbable des instruments imposants et lourds (contrebasse, grosse caisse). Kusturica agit avec son orchestre comme un véritable metteur en scène : il invente l’organisation matérielle de sa représentation, il élabore autant le choix des lieux et des décors que la place et les mouvements des musiciens.

Rentrons dans le détail de la composition plastique de cette imagette. Nous avons sept musiciens : deux sont accrochés aux branches du haut, un est situé au centre du tronc, deux sont latéraux et deux en bas du tronc. Leur placement sur le tronc forme une figure géométrique qui comporte trois triangles accolés, deux diagonales qui se coupent en un point de symétrie - le n°3 – un carré (1, 2, 4, 5) et un losange (3, 4, 6, 5). Les cordages qui maintiennent les musiciens en l’air forment un entremêlement de lignes sécantes, obliques et divergentes. L’axe vertical de cet arbre magistral est le support de discrètes infractions à la symétrie classique. Le n°7 ne rentre qu’à moitié dans cette figure car il est excentré mais apparaît néanmoins dans la stricte continuité du n°5. Intéressons nous maintenant aux instruments de chacun : les numéros 1, 5 et 7 ont des trompettes (de forme allongée et horizontale) ; les numéros 2, 3 et 4 qui sont en parfait alignement portent des cors et tubas de forme circulaire. Quant au numéro 6, situé à l’extrémité basse de la figure, il joue du tambour (forme arrondie). Cette figure géométrique organise une progression des formes : du rectiligne, on passe au circulaire (cercle ouvert), et du circulaire au rond (cercle fermé).

Dans cet enchevêtrement pyramidal, les lignes se brisent, se dispersent, se multiplient et s’enroulent dans une sorte de « combinaison de courbes et de lignes droites mariées ensemble. […] Les directions rectilignes, inspirées de l’architecture antique, sont appuyées par le dynamisme gracile d’arabesques.»[4] Pour Wölfflin, l’utilisation variées des lignes consiste à produire un sentiment d’inquiétude et de trouble, produit par une irrégularité visuelle orchestrée : « l’art classique repose manifestement sur l’horizontale et la verticale. […] Quant au baroque, si les caractères n’y sont pas annihilés, ils y sont du moins voilés dans leur évidente opposition. Une structure tectonique trop apparente sera jugée par lui trop rigide, contraire à l’idée d’une réalité vivante. […] La diagonale, qui est la marque principale dans l’art baroque, ébranle déjà l’élément tectonique de l’image en niant ou du moins en obscurcissant tout ce qui rappelle l’angle droit. […] Le tableau offrira peut-être des dispositions symétriques, mais l’image elle-même n’est pas construite symétriquement. […] Même quand la symétrie existe elle paraît relâchée. […] Plutôt qu’une absence d’équilibre, toujours néfaste à l’art, le baroque crée les conditions d’un équilibre en suspens. »[5]. Il s’agit de créer une harmonie derrière l’apparence bouillonnante des formes. Le choix des instruments et la disposition des musiciens symbolisent une évolution de la droite vers la boucle, du dispersement vers l’union des lignes, du disparate vers l’harmonie, celés par des liens solides. Ces liens me donnent l’illusion d’être les nervures visibles de la sève montante de l’arbre, la source de vie de l’arbre. La forteresse végétale puise son énergie vitale dans ses musiciens suspendus.

Comme nous l’avons vu, ces saltimbanques apparaissent dans des lieux aussi improbables qu’hétéroclites, ils n’apparaissent pas là où ils devraient, ils jouent alors qu’on ne s’y attend pas et ils ne jouent pas selon les usages. Or, ici, il se passe quelque chose, quelque chose de beaucoup plus important que la simple évocation loufoque et lunatique de musiciens suspendus. Il ne s’agit pas d’une vision sortie de l’univers fantasque d’un cinéaste audacieux. Suspendus à cet arbre qui devient monument (c'est-à-dire plus seulement un élément de la nature mais une construction humaine), tout semble presque normal. Les musiciens semblent s’accommoder de leur effort acrobatique, c’est comme s’ils avaient toujours été là. La situation paraît plus drôle que surprenante, les musiciens ont l’air d’y être tout à fait à leur aise. En apesanteur. Cet arbre de musique devient une évidence. L’yeuse n’est pas seulement le support de ces musiciens intrépides, elle devient le lieu de la représentation musicale, elle devient espace scénique. L’arbre devenu musical est l’instrument d’une union intime entre le monde végétal et le monde artistique.

 

L’union du végétal et de l’artistique

 

La philosophie grecque a définit l’art comme μιμησις, c'est-à-dire comme une imitation de la nature. Si certains y voient une tromperie qui nous détourne de la vérité des objets indignes que l’on embellit ou des beautés naturelles[6] tronquées, d’autres y voient une ruse pédagogique par laquelle le plaisir que nous avons dans la contemplation nous apprend quelque chose de la Nature. La conception antique de l’esthétique discute de la question du modèle et de la copie, de la légitimité de l’un par rapport à l’autre, le modèle naturel étant toujours véritable et universel, la copie toujours partielle et subjective. Schelling, dans ses cours de 1804-1805, décentre quelque peu la question de l’art et de son modèle. « Mais l’organisme κατ’ έξοχην[7] est celui de l’animal et à l’intérieur de celui-ci de nouveau l’organisme humain auquel celui de la plante ne se rapporte que comme allégorie[8]. En conséquence, l’architecture est constituée de préférence sur le modèle de l’organisme végétal. Remarque : la plante comme allégorie de l’animalité, doit surtout être comprise à partir du fait que la particularité domine en elle, que l’universel s’y trouve préfiguré par la particularité. (Très grande similitude entre les organismes humain et végétal). »[9] Ici, le végétal est l’organisme constitutif de l’organisme total (Univers cosmos). Le végétal est une partie du tout et en même temps il préfigure en lui-même l’universalité. Le particulier signifie l’universel. De la même manière, l’art, en tant que représentation de la nature, est une partie de l’organisme naturel et préfigure en lui-même toute l’universalité. La particularité et la subjectivité de la représentation artistique sont elles-mêmes porteuses des données universelles. En ce sens, tout le savoir-faire de l’artiste consiste à créer un enjeu universel à l’intérieur même d’une production particulière.

Kusturica concrétise cette similitude entre l’art et de la Nature. Il ne s’agit pas de considérer l’un comme supérieur à l’autre, ni de croire que l’âme du monde se retrouvera dans l’intention de l’artiste, mais bien de voir qu’au-delà, l’art signifie la Nature, c'est-à-dire qu’il y a une union nécessaire entre l’art et la Nature. Les musiciens constituent le tronc de l’arbre, ils en sont le pilier, si bien que les musiciens et l’arbre deviennent indissociables les uns des autres. L’arbre et la musique ne forment plus qu’un seul élément. On n’est plus dans le dualisme de l’imitation, car, ici, l’art et la Nature coexistent simultanément. Les musiciens n’ont de raison d’être que parce qu’ils sont suspendus à l’arbre ; ils appartiennent tout à la fois aux chants humains et aux voix de la nature. L’existence de chacun n’est justifiée que par l’existence de l’autre : l’arbre devient objet d’art par le truchement de l’œil humain, la musique devient naturelle dès lors que la Nature y prend racine. L’arbre devient un corps musical à lui seul : il dresse l’élan artistique humain au rang de nécessité naturelle. Si, jusqu’à cette scène de l’arbre musical, les musiciens erraient parmi les turpitudes humaines, il semble qu’en s’unissant à la Nature, ils aient réussi à trouver leur place. Une place non figée, les musiciens ne sont pas fixés indéfiniment sur cet arbre, mais ils peuvent revendiquer leur place au creux de la fusion secrète de l’Homme avec la Nature. Les musiciens vont pouvoir accompagner les hommes dans tous les moments de leur vie, leur insufflant quelque élan d’éternité.  Dans le film, après la séquence de l’arbre de musique, nous ne reverrons l’orchestre que pour la séquence finale des mariages. Les musiciens suivront les deux jeunes couples mariés et heureux : Coccinelle et Grga junior en roulotte, Zaré et Ida sur un bateau de tourisme, laissant envisager au spectateur l’amour infini des jeunes gens, comme si l’enchâssement de l’homme et de la nature avait permis aux musiciens mais aussi à tous les personnages du film de retrouver une certaine sérénité. L’arbre de musique est l’harmonie établie entre les puissances impénétrables de la nature et les existences impétueuses des mortels.

 

 

L’imagette de l’arbre de musique fait basculer le film de l’extravagance vers l’ingéniosité, de la dispersion vers la structure scénique et l’exigence de l’alliance des hommes avec la Nature. Des musiciens vagabonds cherchant désespérément leur place semblent être l’allégorie d’un peuple déchiré par la guerre yougoslave et en quête d’une identité nationale perdue. A quoi doivent se raccrocher les peuples orphelins (symbolisés dans le film par le nomadisme de  la communauté gitane) dont le pays à été démantelé, sinon aux branches de l’arbre qui se dresse comme l’axe infini et éternel du monde ? Kusturica ouvre un espace artistique qui devient le lieu du repositionnement de l’homme dans l’univers. Que devient l’homme sans sa terre ? Au-delà de la question esthétique, il inaugure une véritable ontologie naturaliste qui ne prend sens que dans l’effort quotidien des hommes de coexister avec la Nature et de danser avec elle. 



[1] Traité de la mise en scène de Léon Moussignac, I, 2.

[2] Traité de la mise en scène de Léon Moussignac, I, 2.

[3] Il s’agit du violoniste du No Smoking Orchestra, groupe de musique rock tzigane crée par Emir Kusturica et dont il est lui-même bassiste.

[4] In Lire la peinture, dans l’intimité des œuvres, chapitre 3, Nadeije Laneyrie-Dagen, Editions Larousse, Bologne, 2002.

[5] In Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, chapitre I, Heinrich Wölfflin, Librairie Plon, Paris, 1952 pour la traduction française.

[6] Nous utiliserons ici le terme naturel dans le sens des éléments constitutifs de la Nature (c'est-à-dire les végétaux et autres créations terrestres indépendantes de la volonté humaine).

[7] « Car chaque système particulier se rapporte au système κατ’ έξοχην à peu près comme la maladie à la santé » dira Schelling dans les leçons d’Erlangen, in Œuvres Métaphysiques (1805-1821), Editions Gallimard, Paris, 1980, p. 274, I. l’organisme est le Système gardien de tous les systèmes humains, maladie, immunité. Le système κατ’ εξοχην est le Système de tous les systèmes.   

[8] Le philosophe comprend par allégorie « la forme de l’imagination en laquelle l’universel est intuitionné dans le particulier » in Philosophie de l’art (cours de 1804-1805), collection Krisis, Editions Million, Grenoble, 1999. 

[9] Ibid.

Publié dans Kusturica

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